Célia Izoard – 5G : Xavier Niel a menti

Repris de Reporterre, 5 décembre 2020

Contre l’avis de la Convention citoyenne pour le climat [1], en dépit de craintes parfaitement rationnelles sur ses effets sur le vivant, malgré des dizaines de pétitions et de recours en justice, le gouvernement amorce un passage en force sur la 5G. Le 18 novembre, l’Arcep (Autorité de régulation des communications électroniques et des Postes), a officiellement autorisé les opérateurs à activer leurs fréquences sur les sites déjà équipés en antennes. La veille, Xavier Niel, patron de Free, était auditionné par la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale. « Il ne faut pas avoir peur de la 5G, a-t-il déclaré aux députés. C’est une formidable opportunité pour construire une société plus sobre, plus efficace. » Arrêtons-nous sur cette affirmation, qui n’a fait réagir aucun des députés de cette commission parlementaire.

Xavier Niel, le 17 novembre 2020, devant la commission des affaires économiques à l’Assemblée nationale. Le mensonge devant des députés est puni de cinq ans d’emprisonnement et 75.000 euros d’amende.

L’idée que la 5G puisse créer « une société plus efficace » n’est pas absurde. La question est plutôt : efficace pour qui ? Efficace pour quoi ? Efficace à quel prix ? Inonder l’environnement d’objets connectés est sans doute très efficace pour les entreprises, en leur permettant de renouveler les marchandises et de créer de nouveaux usages pour une clientèle dont elles auront les moyens de connaître les moindres agissements. Mettre en réseau les caméras, drones et détecteurs de mouvement, traiter et envoyer les données dix fois plus vite pour créer des environnements de surveillance ultra-réactifs et automatisés sera sans doute très efficace pour les services de sécurité de la planète, qu’ils soient publics, privés ou militaires. Interconnecter l’infrastructure urbaine aux véhicules pour faciliter la circulation de flottes sans conducteur sera très efficace pour toutes les entreprises qui ont intérêt à licencier du personnel — chauffeurs, conducteurs routiers, livreurs. Le problème, c’est que l’efficacité n’est pas censée être une valeur politique, sauf dans Nous Autres (Gallimard, 1929), le roman d’anticipation glaçant de Zamiatine. Pour l’instant, il n’est pas encore écrit « Croissance, ordre, efficacité » sur les frontons des mairies et des écoles.

L’industrie numérique devrait réduire ses émissions ? Elles augmentent de 9 % par an

Dire, en revanche, que la 5G permet « une société plus sobre » paraît surréaliste. Le déploiement de ce nouveau réseau se traduirait par trois mille nouveaux pylones d’ici 2022, et 10.500 en 2025 [2]. D’après le Shift Project, les équipements 5G consomment deux à trois fois plus d’énergie que ceux de la 4G [3]. L’argument consistant à dire qu’à volume de données égal, la 5G est plus économe est inopérant, puisque le but de son déploiement est de faire transiter plus de données, plus lourdes, en moins de temps. Elle sert à télécharger plus de vidéos plus vite, à déployer plus d’objets connectés. Elle va démultiplier le volume de données à stocker dans le cloud [nuage en français] si mal nommé, c’est-à-dire dans des data centers qu’il faut alimenter en électricité en permanence. Elle permet d’offrir des forfaits mobile mensuels de 70 giga-octets à des gens qui, s’ils consomment 40 gigas, ont déjà un gros problème d’addiction au numérique. Elle aura pour effet immédiat de nécessiter la production de plusieurs milliards de smartphones 5G.

Plus de machines, plus d’électricité, plus de données, plus d’usages : mais de quoi au juste parle Xavier Niel ? D’une société plus sobre en main-d’œuvre ? D’une société si intoxiquée par ses écrans qu’elle en oubliera de boire de l’alcool ? Non, car les mots ont un sens et un contexte. Le patron de Free a menti. Pour respecter l’Accord de Paris, l’industrie numérique devrait réduire ses émissions, elles augmentent déjà de 9 % par an, et il est logiquement impossible que le passage à la 5G n’aggrave pas la situation [4].

On risque à la fois l’accélération du chaos climatique et la société de contrôle

On peut décider de trouver ça grave, qu’un grand patron mente aux députés en commission parlementaire sur un choix de société déterminant. Pourquoi ? Parce que le cas contraire signifierait que ces auditions n’ont pas plus de valeur qu’une interview menée par un organe de presse complaisant (et rappelons que Xavier Niel est copropriétaire du Monde, de l’Obs, de Télérama, de la Vie, de Manière de voir, de Courrier international, et du groupe Nice-Matin, entre autres). De fait, mentir devant une commission parlementaire est un délit, prévu par l’ordonnance n°58-1100 du 17 novembre 1958. Un faux témoignage est passible de cinq ans d’emprisonnement et de 75.000 euros d’amende, porté à 100.000 euros d’amende et sept ans de prison lorsque le faux témoignage est provoqué par la remise d’un don ou d’une récompense quelconque – c’est-à-dire lorsque la personne a intérêt à mentir.

Exemple d’application de conseil aux agriculteurs, basée sur la récolte de données relatives aux exploitations (météo, composition du sol etc.).

Alors certes, on pourrait considérer que Xavier Niel, en parlant de « la société plus sobre » de la 5G, ne faisait qu’énoncer un pronostic, un souhait ; qu’il peut se tromper, mais que le pari mérite d’être tenté. Parions sur la divinité Progrès, dont l’avenir nous dévoilera peut-être les insondables mystères. Quadrillons les parcelles maraîchères et les cultures céréalières de capteurs, installons-y des tracteurs autonomes, et voyons si on débouche sur une société plus sobre. Donnons à Amazon le moyen d’automatiser ses livraisons, il les utilisera peut-être pour réduire le volume de ses ventes en ligne. Quel suspense ! Avec le pari du philosophe Pascal, au moins, on n’avait rien à perdre : si Dieu n’existait pas, tant pis ; s’il existait, tant mieux. Mais quand on risque à la fois l’accélération du chaos climatique et la société de contrôle, on est forcément d’humeur moins joueuse.