Antoine Rouvroy – Des Lumières à la 5G

Repris de la page LinkedIn d’Antoinette Rouvroy

« Lorsque vous accélérez, votre capacité d’accélération est limitée par des contraintes matérielles, mais il doit aussi y avoir une limite de vitesse transcendantale à un moment donné. La limite ultime (…), c’est la mort, ou la schizophrénie cosmique. C’est l’horizon ultime ».* (Ray Brassier, « Mad Black Deleuzianism: On Nick Land (Accelerationism) », 2017.)

Michel Foucault, à son époque, exhortait à ne pas tomber dans le piège du chantage intellectuel et politique qui consistait à répondre à la question “pour ou contre les Lumières”.[i] A present que les lumières s’éteignent, la question n’est même plus “pour ou contre les Lumières”, mais “pour ou contre l’innovation, aka la 5G”. Cette fausse question ou ce « chantage à l’innovation » auquel Monsieur Macron – mais il n’est pas le seul – recourait récemment[ii], fait partie de la stratégie d’oblitération de la matérialité des enjeux au profit d’un impératif d’accélération absolument creux. « [T]here is an important sense in which the only thing that does not seem to matter any more is matter », écrit très justement Karen Barad.[iii]

La 5G ce n’est pas qu’une affaire de start-ups ou de licornes magiques: cette accélération des flux présente des coûts humains (a), climatiques et écologiques (b), psychiques (c) et politiques (d) exorbitants, et, pour tout dire, au dessus de nos moyens.

(a) Un peu comme les enfants de la ville qui croient que les poulets poussent sous cellophane, les adeptes de l’accélération des débits[iv] ont l’air de croire que les smartphones poussent dans les startups. Mais les smartphones, et plus généralement tous les composants électroniques, à peu de choses près, qui entrent dans la composition de ce qu’ils appellent l' »innovation » ou le « progrès », ont moins de chance d’être pondus par des licornes magiques que d’être produits dans l’une des nombreuses usines de Foxconn, le géant taïwanais du composant électronique. S’il allait y faire un tour, il aurait la chance d’y rencontrer les esclaves – « forced labor » – sans qui rien de tout ceci ne serait possible.[v]

(b) Par ailleurs le coût climatique et écologique de la 5G est au dessus de nos moyens, enfin, de ceux de nos enfants.[vi] Mais nos enfants, et les enfants à venir, ne votent pas encore et ne voteront peut-être jamais, au rythme où s’accélère l’effondrement.

(c) La 5G aura aussi, indubitablement un coût psychique invalidant: l’individu pris dans les flux numériques jusqu’au cou, sans aucun répit, ne risque pas de se guérir des pathologies d’addiction aux écrans, de stress. Notre système immunitaire ne serait pas fait, paraît-il, pour métaboliser en continu des alertes, des notifications, qui interrompent sans cesse la vie…on peut s’attendre à ce que les capacités d’attention s’érodent au point que l’apprentissage de quoi que ce soit ne fasse bientôt plus partie du répertoire des passions humaines, ‘homo numericus‘ se contentera de réagir sur le mode réflex aux stimuli numériques. Il y aura gagné très certainement une certaine dextérité des deux pouces mais probablement pas grand chose d’autre.

(d) La 5G, à part tout cela, ouvre quelques perspectives séduisantes, comme celle de la voiture autonome, dont on nous dit qu’elle optimisera mieux les modes de conduite, qu’elle sauvera des vies, etc. Il est certain que la 5G, pour une voiture pilotée par une IA, c’est un must. L’une des difficultés est que, comme l’IA a du mal à comprendre le contexte dans lequel elle roule (elle n’a, pour ainsi dire aucune « intelligence du corps »), il faudrait tout réaménager – la ville, le « partage » de la route entre les différents types de véhicule et d’usagers… – pour et autour de la reine voiture alors que la fabrication et le recyclage de cet objet roulant, on le sait, n’est absolument pas soutenable quel que soit l’angle sous lequel on regarde les choses. A part la voiture, si on prend les choses sous un angle de SF dystopique, la 5G nous rapproche aussi de l’hypothèse de la fusion cyberphysique[vii] et d’un « enregistrement » des moindres frémissements du monde en temps réel, en haute définition, dans le « cloud ». La fusion cyberphysique – accentuant un régime d’indistinction entre les signaux numériques et les choses grâce notamment au déploiement de l’”internet des objets” et des dispositifs dits d’ “intelligence ambiante”[viii] – c’est aussi la perspective d’une gouvernance du monde par de super-algorithmes métabolisant en temps réel les données captées dans le cloud sur le mode du trading à haute fréquence, spéculation prédatrice comprise. Le personnel politique lui-même deviendrait alors une sorte de redondance décorative dont peut-être les algorithmes « décideront » de se dispenser.[ix] Que sommes-nous pour les algorithmes? Du grain à moudre? Des bitcoins? De simples résidus sémiotiques a-signifiants, des traces en voie d’effacement ? Des bio-hazards ? Sans doute revient-il au « peuple » (mais le mot même semble tombé en disgrâce) de décider – en tenant compte de l’avenir qui est au peuple sa part manquante et son principe vital[x]– s’il veut s’exposer à la possibilité d’un tel changement de « régime », mais on ne lui a rien demandé.

Il faut avoir perdu le sens du globe terrestre – autant dire avoir quitté le monde ou perdu la boule – pour ne pas percevoir l’irrationalité absolue des prétentions du messianisme techno-solutionniste à convertir – comme par magie ou par miracle – les perspectives d’effondrement et d’extinction[xi] en perspectives de croissance et de consommation illimitées. Mais c’est bien précisément parce qu’elle prétend immuniser cet imaginaire d’illimitation[xii], de démesure[xiii] dans l’extractivisme contre les limites et régulations propres à la matérialité et à l’organicité, ou, pour le dire autrement, propres au monde physique et à la vie, que la perspective d’une « transition numérique » et d’un « tournant algorithmique » paraît irrésistiblement séduisante. Pour autant, cette dés-intelligence des limites[xiv], cet oubli de la matérialité et de l’organicité ne sont pas synonyme de progrès, d’émancipation, de victoire de la pensée rationnelle, mais de superstition et de déni de responsabilité. Quitter aujourd’hui un mode de résolution des problèmes qui fait assumer au décideur les conséquences concrètes de ses décisions, comme si ses décisions ne lui étaient en fait pas imputables (on ne va pas contre l’innovation) car s’imposant sur le mode de la nécessité émancipée de toute exigence de justification ne serait pas seulement anti-démocratique (ce « décisionnisme »[xv] – là est effectivement un trait commun aux régimes dictatoriaux), ce serait aussi une manière de baisser les armes face aux défis planétaires les plus urgents. Il reste peu d’huile dans le fond de la lampe, mais la colère est un catadioptre.


* Ma traduction. L’intervention de Ray Brasssier: https://www.youtube.com/watch?v=3QSOuVnFhEw

[i] Michel Foucault (1984) « Qu’est-ce que les Lumières ? » in Rabinow (P.), éd., The Foucault Reader, New York: Pantheon Books, pp. 32-50, aussi dans Dits et écrits, texte n°339.

[ii] « Évidemment on va passer à la 5G. Je vais être très clair. La France c’est le pays des Lumières, c’est le pays de l’innovation et beaucoup des défis que nous avons sur tous les secteurs se relèveront par l’innovation. Et donc on va expliquer, débattre, lever les doutes, tordre le cou à toutes les fausses idées, mais oui, la France va prendre le tournant de la 5G parce que c’est le tournant de l’innovation. Et j’entends beaucoup de voix qui s’élèvent pour nous expliquer qu’il faudrait relever la complexité des problèmes contemporains en revenant à la lampe à huile ! Je ne crois pas au modèle Amish. Et je ne crois pas que le modèle amish permette de régler les défis de l’écologie contemporaine. » (Emmanuel Macron, 14 septembre 2020).

[iii] Karen Barad (2003) « Posthumanist Performativity: Toward an Understanding of How Matter Comes to Matter », Signs: Journal of Women in Culture and Society, vol.28, no.3.

[iv] Les débits de la 5G peuvent atteindre 70 Gbits/s.

[v] A ce sujet, voir notamment Jack Linchuan Qiu, “Goodbye iSlave: Making Alternative Subjects Through Digital Objects”, in. David Chandler and Christian Fuchs, eds. (2019). Digital Objects, Digital Subjects: Interdisciplinary Perspectives on Capitalism, Labour and Politics in the Age of Big Data. London: University of Westminster Press., pp. 151-164.

[vi] Fabien Abrikh, Camille Aiguinier et al.,(2019), Empreinte environnementale du numérique mondial (analyse du cycle de vie simplifiée 2010-2025). https://www.greenit.fr/wp-content/uploads/2019/10/2019-10-GREENIT-etude_EENM-rapport-accessible.VF_.pdf

[vii] Dans un livre blanc publié le 24 janvier 2020 consacré à la perspective de déploiement de la 6G (promettant des débits de données à 100 Gbits/s.) en 2030, l’opérateur de téléphonie mobile japonais DoCoMo, décrit la fusion cyberphysique comme la transmission et le traitement de quantités massives d’informations entre le cyberespace et l’espace physique sans aucun délai, impliquant une nouvelle topologie tridimensionnelle du réseau, comprenant des satellites géostationnaires, des satellites en orbite basse et ce qu’on appelle des pseudo-satellites à haute altitude (HAPS) de manière à rendre la 6G omniprésente non seulement sur Terre mais aussi dans le ciel, dans la mer, dans l’espace. Cette fusion cyberphysique permettrait notamment d’automatiser, d’optimiser et de personnaliser en temps réel toutes les interactions commerciales, administratives, sécuritaires,…à travers une surveillance de masse dans laquelle l’autorité ne serait plus assumée par aucune figure concrète alors que les « fonctions objectives » (détermination de ce qui doit être optimisé) assignées aux algorithmes ne seraient plus tributaires que de logiques sectorielles/industrielles émancipées de tout arbitrage ou limitation en fonction de principes de perfectibilité du social comme la justice ou encore la soutenabilité environnementale, sociale, psychique.

[viii] A ce sujet , Mireille Hildebrandt, Antoinette Rouvroy, eds. (2011). Law, Human Agency and Autonomic Computing. Routledge.

[ix] conformément à certaines perspectives ouvertes par l' »accélérationnisme de droite » ou par une sorte de nihilisme anarcho-libertarien dont Nick Land est particulièrement représentatif (The Thirst for Annihilation: Georges Bataille and Virulent Nihilism : an Essay in Atheistic Religion. Routledge, 1992)… Comme l’indiquait Ray Brassier, « death is the transcendental speed limitation. »

[x] « Le miracle qui sauve le monde, le domaine des affaires humaines, de la ruine normale, « naturelle », c’est finalement le fait de la natalité, dans lequel s’enracine ontologiquement la faculté d’agir. En d’autres termes : c’est la naissance d’hommes nouveaux, le fait qu’ils commencent à nouveau l’action dont ils sont capables par droit de naissance » (Hannah Arendt (1983). Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, Coll. Agora les classiques).

[xi] Sur la nécessité de remplacer l’imaginaire d’illimitation propre aux sociétés capitalistes par un imaginaire d’extinction, voir Franco Berardi, « Virus mythologies », interview réalisée par Srecko Horvat, 24 avril 2020 (streeming disponible sur YouTube).

[xii] La prolifération de données numériques ne semble jamais devoir rencontrer aucune limite ni épuiser sa « source »

[xiii] A l’idée mesure inspirée de l’épistémologie traditionnelle des sciences de la nature présupposant l’existence de choses mesurables se substitue le principe de métriques hyper-mobiles dans un espace numérique abstrait coordonnées ou de « data points » produits à travers une réduction informatique oblitérante de toute référentialité matérielle, sociale, organique.

[xiv] Sur cette question voir Patrick Tort (2018). L’intelligence des limites. Essai sur le concept d’hypertélie. Gruppen.

[xv] Ce décisionisme techno-solutionniste se redouble de ce que Luciana Parisi appelle « décisionisme algorithmique », qui privilégie la production de décisions tranchantes et rapides à la production de décisions correctes. Pour le décisionisme, le critère de « validité » ou de « félicité » d’une décision est son caractère « décisif ». (Luciana Parisi, « Reprogramming Decisionism », e-flux journal, n.85, October 2017. )